Article tiré de la revue Pastorale-Québec, mars-avril 2021
Par Louis Riverin
Doctorant en théologie
L’année 2020 a été éprouvante pour l’Église – comme pour tout le monde sans doute. Pour la plupart, nous avons été privés d’Eucharistie à Pâques, à Noël et beaucoup d’autres dimanches. Et voici qu’en début de 2021, les lieux de culte sont de nouveau fermés.
Pour nous tous qui vivons de l’Eucharistie, c’est un grand bouleversement, amplifié peut-être par de troublantes équivoques. Par ces quelques lignes, je voudrais autant qu’il m’est possible apporter un peu de lumière et de paix en éclairant ces incompréhensions.
Sans la messe dominicale?
Ce qui est difficile à comprendre, c’est qu’on annule apparemment si volontiers les célébrations eucharistiques, alors que l’Eucharistie est vitale. « Sine dominico non possumus »: sans le dimanche, nous ne pouvons pas vivre. C’est une phrase des actes des martyrs d’Abitina, que Benoît XVI aimait bien citer[1]. Le touchant récit de ces martyrs montre combien l’Eucharistie est vitale, combien elle est « source et sommet de toute la vie chrétienne »[2]! Elle contient en effet « tout le trésor spirituel de l’Église, c’est-à-dire le Christ lui-même, notre Pâque », comme l’affirmait le concile Vatican II[3].
D’où l’incompréhension de plusieurs: alors quoi? Si l’Eucharistie est vitale, pourquoi ne pas faire l’impossible pour en maintenir la célébration, même jusqu’à la désobéissance civile? Sommes-nous devenus si tièdes que nous ne saurions, comme les martyrs d’Abitina, risquer notre vie pour l’Eucharistie dominicale?
Une image
L’Eucharistie est le lieu de bien des paradoxes qui tiennent à son caractère sacramentel. Le chemin le plus aisé pour saisir la relation entre le signe et le signifié est peut-être la comparaison avec le corps et l’esprit, qui se manifeste notamment dans la relation d’un couple.
L’amour des époux s’exprime de manière habituelle par tout un langage corporel, au sens large, incluant les paroles et les gestes. S’il arrive tristement qu’un des époux devienne incapable de parler ce langage, en raison d’une maladie ou d’une autre distance involontaire, ce sera certainement une crise pour le couple. Si l’amour est authentique, la relation n’en sera pas pour autant supprimée: l’amour trouvera des chemins, des moyens nouveaux. Mais si l’amour n’est pas pleinement authentique, cette crise viendra en révéler la fragilité, ce qui se manifestera de deux façons : si rien ne change… ou si tout change.
- Si « ça fait pareil » de ne plus pouvoir s’échanger de tendresse par les moyens ordinaires… c’est un bien mauvais signe! Les gestes et paroles n’étaient-ils pas vides, n’exprimant plus un amour authentique?
- Si tout s’effondre parce que ces expressions sont disparues, cela révèle une autre inauthenticité de la relation : ces gestes et ces paroles avaient été idolâtrées et pris pour eux-mêmes, et non pour exprimer un amour et une relation.
« Tant que l’Époux est avec eux » (Mt 9, 15)
L’Écriture Sainte compare souvent notre relation à Dieu à celle des époux. Et comme pour la relation d’un couple, la crise que nous traversons peut être révélatrice. Et m’amener à me poser des questions…
- Si « ça fait pareil » de suivre l’Eucharistie à la télé ou sur le web (en fait c’est bien plus commode), si je ne désire pas profondément le retour à la manière pleine et entière de célébrer l’Eucharistie;
- Si, d’autre part, il me faut la communion sacramentelle à tout prix… par exemple, en m’inscrivant au plus grand nombre de messes possible en sachant que d’autres seront ainsi exclus, ou en appelant à la multiplication des célébrations même aux dépens de la santé des prêtres.
Privés d’Eucharistie, nous sommes dépouillés de notre manière ordinaire et normale d’entrer en relation avec le Christ, « contenu » dans l’Eucharistie, nous dit Vatican II. Mais notre relation au Christ ne se réduit pas à cette expression – du moins espérons-le! L’Eucharistie est notre sommet, notre source. Mais un sommet sans montagne, c’est bien « plate » … ce n’est même plus un sommet du tout. Et une source qui ne va nulle part devient vite une eau stagnante et insalubre.
La communion spirituelle
L’amour entre époux peut trouver d’autres expressions parce qu’il est sacramentel : en lui-même invisible, il s’exprime toujours dans des signes sensibles, mais il dépasse ces signes. De manière analogue, la théologie distingue deux réalités unies dans le sacrement : le signe sensible et la grâce. L’Eucharistie est la manière ordinaire (non facultative!) de recevoir la grâce de l’union au Christ. Mais elle n’est pas la seule…
Si je suis raisonnablement empêché d’avoir accès à l’Eucharistie, Dieu peut me donner la même grâce que si j’avais communié sacramentellement. Ce qu’on appelle la communion spirituelle n’est pas une forme diluée et appauvrie de communion! Je me rappelle encore l’exemple par lequel mon professeur de théologie des sacrements nous faisait comprendre cette réalité : « Je te dis : “Si tu vas à tel endroit, je te donne 10$.” Si tu n’y vas pas, puis-je quand même te donner 10$? » Bien sûr que oui : il fait ce qu’il veut de son argent; mais dans ce cas, il n’est pas tenu par sa promesse.
Tout est en nuances ici – et le manque de nuances me semble troubler bien des cœurs en ce moment. Dieu, certes, ne me donnera pas sa grâce si je néglige le lieu où il me donne rendez-vous (si je ne me précipite pas à l’Eucharistie quand elle redeviendra accessible!). Mais n’accourra-t-il pas à moi si je désire sa présence tout en étant catastrophé d’être privé de l’Eucharistie?
Une catastrophe relative
Quels mots pourraient consoler sans le briser l’élan d’amour de tant d’âmes vers le Christ dans son Eucharistie? Car au fond, l’émoi causé par toute cette situation est un bon signe : oui, l’Eucharistie est bien vitale pour nous, comme pour les martyrs d’Abitina. Heureux sommes-nous si nous ne pouvons nous résigner à en être privés! Maurice Zundel affirmait que le Christ ressuscité ne se manifestait qu’« à ceux qui sont préoccupés de lui, à ceux qui sont catastrophés par les événements qu’ils viennent de vivre[4] ». Et c’est bien notre situation, pour plusieurs.
À l’inverse, se passer facilement de l’Eucharistie peut sembler un signe de vertu et de maturité. Mais cela peut aussi dissimuler une superficialité dans la relation à Dieu, devant laquelle je ne peux m’empêcher de repenser aux paroles cinglantes du père Molinié[5]. Il est sain d’être catastrophé par ce manque. Mais, d’autre part – tout est en nuances ! –, la catastrophe est relative, puisque la relation au Christ peut trouver d’autres chemins pour s’exprimer. Pour rendre cet oxymore (qui met ensemble deux mots de sens contradictoires) dans un langage plus précis : nous vivons une épreuve, une crise.
Eucharistie et Église
Et la crise n’est pas moindre pour les prêtres, contrairement à ce qu’on a pu croire. On a même dit que les prêtres pouvaient bien ne pas se forcer pour maintenir les célébrations eucharistiques… parce que de toute façon, eux, ils « ont Jésus »! C’est gravement sous-estimer le drame vécu de nos pasteurs pendant cette crise. Et comment oublier les larmes du cardinal Lacroix devant sa cathédrale vide lors de la célébration du Jeudi saint?
C’est que l’Eucharistie, c’est plus que la communion sacramentelle! Le trésor spirituel qu’est le Christ se rencontre aussi par la Parole, par « son Corps qui est l’Église » (Col 1, 24). Cette dimension était moins mise en lumière autrefois[6], c’est pourquoi, par exemple dans le catéchisme de 1992, on affirme que « les sacrements sont “de l’Église” en ce double sens qu’ils sont “par elle” et “pour elle” » (CEC 1118). Rien, vraiment, ne « fait pareil » que l’Eucharistie. Rien ne peut véritablement la remplacer.
Pour la paix de l’Église
C’est pourquoi aucune solution de rechange n’est idéale. Et c’est aussi pourquoi nous devrions redoubler de compréhension envers la réaction de notre frère, de notre sœur à cette situation hors norme. Ces réactions varient selon les pays, les diocèses, les paroisses même. On adopte différentes positions sur la résistance (ou non) aux mesures gouvernementales, à la distribution de la communion… Et malheureusement naissent, de part et d’autre, des soupçons sur l’autre dont la position est différente de la nôtre. Celui qui en fait trop est suspect d’immaturité spirituelle; celui qui n’en fait pas assez, de tiédeur spirituelle.
Il me semble que l’Église a tant besoin, en prenant à nouveau conscience de la complexité de toute situation, d’être renouvelée dans cette attitude de compréhension mutuelle à laquelle invitait saint Ignace de Loyola :
Tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner. Si l’on ne peut la sauver, qu’on lui demande comment il la comprend; et s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour; et si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens adaptés pour qu’en la comprenant bien il se sauve.[7]
L’affirmation de mon prochain, c’est aussi l’expression de sa foi en ce temps de pandémie. Qui peut en juger, sinon Dieu seul? C’est aussi les décisions prises par nos pasteurs; là aussi, nous n’avons pas tous les éléments pour en juger.
Non, vraiment, rien ne peut remplacer l’Eucharistie; une Eucharistie où l’on puisse accueillir tous ceux et celles qui veulent venir, sans s’être inscrits, où l’on puisse se toucher, se regarder sans masques, et chanter à pleine voix. Que notre foi ressorte grandie de cette catastrophe relative pour la célébrer encore plus pleinement qu’avant la pandémie.
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[1] 29 mai 2005, 9 septembre 2007, 26 juin 2011. Littéralement : « Sans le dimanche, nous ne pouvons pas. » Le latin ne porte pas le verbe vivre, ce qui ne permet pas de dire que ce verbe ne correspond pas au sens original. Je ne peux personnellement m’imaginer par quoi d’autre on le remplacerait pour rendre la phrase intelligible en français. Sans être latiniste, il me semble qu’un tel usage du verbe pouvoir sans objet pourrait se rapprocher de l’expression française « je n’en peux plus ».
La traduction choisie par Benoît XVI me semble en tout cas meilleure que celle de Louis Bertrand dans Les martyrs africains (Marseille, Publications Notre-Dame-du-Roc, 1930, 249-270) : « notre loi nous ordonne de célébrer le jour du Seigneur » (p. 261).
[2] Lumen gentium, 11.
[3] Presbyterorum ordinis, 5. Ces extraits des textes de Vatican II sont cités par le Catéchisme de l’Église catholique au n. 1324.
[4] Maurice Zundel, Homélie donnée à Lausanne pour le deuxième dimanche de Pâques, 1974. En ligne : https://mauricezundel.com/apparitions-du-christ-jn-20/
[5] « Dieu est mort? Il y a du vrai. […] Ce qui meurt, c’est le Dieu “valeur suprême” de ceux qui ne souhaitent pas avoir affaire à Lui et devenir des mystiques, ceux dont la pratique religieuse sans amour crie, beaucoup plus efficacement que le blasphème torturé de Jacques Prévert: Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y… Il y a un Dieu que les chrétiens disent être leur Dieu, qui n’est Père qu’au sens large, et vient couronner d’assez haut (le plus loin possible) une vie fondée sur les valeurs humaines: ce Dieu-là est mort, non pas le Vendredi-Saint, mais le soir de la chute. » (Marie-Dominique Molinié, Le courage d’avoir peur, Paris, Cerf, 1994, p. 41.)
[6] Par exemple dans la définition du Petit catéchisme de Québec : « Un sacrement est un signe sensible institué par Jésus-Christ pour nous donner la grâce. » À la différence d’éditions plus tardives, celle de 1868 portait : « …pour nous sanctifier ».
[7] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2478, citant S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels 22.