Le réalisateur très connu Bernard Émond ne fait décidément rien comme les autres. Voici qu’il nous ramène dans les années 1930, à Trois-Rivières, au cœur du « Québec profond ». Là, Rose Lemay (Hélène Florent), une dame aisée et sans enfant que son mari a quitté dix ans plus tôt pour une autre, est encouragée par son notaire et son curé à revoir l’homme qu’elle a épousé naguère, Paul-Émile (Martin Dubreuil) qui « veut lui demander pardon ». Cependant, elle le connaît trop bien et devine qu’il a autre chose en tête. De fait, la maîtresse du mari se meurt de la tuberculose et s’apprête à laisser derrière elle leurs trois filles, dont la plus vieille n’a que neuf ans.
Trois chapitres finement ciselés, de décembre à mars, puis un épilogue inattendu en juin, découpent le récit, dans lequel s’affrontent silencieusement mais ardemment le devoir et le désir. Car cette femme généreuse est constamment tiraillée intérieurement et, toute en réserve, n’exprime guère ce qui l’habite.
Pour son scénario, Bernard Émond a adapté une nouvelle de l’illustre Luigi Pirandello (1867-1936), « Toute la vie, le cœur en peine ». Le titre n’annonce rien de réjouissant, avouons-le, mais il dissimule une recherche d’authenticité et de perfection à la fois. Sous des dehors sombres (vêtements noirs, intérieur de maison cossue mal éclairée qu’allège à peine la séquence récurrente des glaces glissant sur le fleuve…), le cinéaste réintroduit des valeurs qu’on peut estimer lumineuses: le pardon, la charité, la joie de la parentalité, le doute, la nécessité d’une solitude minimale…
Ses deux principaux personnages proviennent de milieux sociaux opposés, ce qui ajoute plus de portée à son récit: elle est née dans une famille riche, juste à côté du couvent des Ursulines, lui est issu de la classe ouvrière. Elle se demande constamment quel est son devoir en situation alors que lui s’en tient à ses désirs la plupart du temps. La dichotomie n’est pas pour autant toute de noir et blanc : elle cède parfois à ses envies — comme quand elle utilise ses connexions pour menacer une rivale — alors que lui s’efforce d’être un bon père, mais éprouve bien du mal à devenir un époux fidèle.
Au gré des silences et des non-dits, nous sommes invités à pressentir ce qui se passe au fond des cœurs. Et ça bouillonne! Bernard Émond n’en tient pas moins à la nuance. Son « mélange de lucidité et d’aveuglement » nichés chez Rose Lemay, les démarches sincères mais parfois maladroites du curé de la paroisse (Paul Savoie), les réactions des fillettes ballotées mais reçues avec amour, ne sont que quelques-uns des paradoxes du film; à hauteur de nos complexités… Bref, une œuvre qui fait appel à l’intelligence du spectateur.
Par René Tessier